Par Nicolas Lepetit, Associé, Julie Ebran, Counsel

 

Par une série d’arrêts retentissants en date du 13 septembre 2023, et afin de se conformer au droit européen, la Chambre sociale de la Cour de cassation a opéré plusieurs revirements de jurisprudence en matière de congés payés, qui doivent être mis en perspective avec un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) rendu le 9 novembre suivant.

 

 

A ce jour, l’article L. 3141-3 du Code du travail dispose que les salariés acquièrent un droit à congé de 2,5 jours ouvrables par mois de « travail effectif », ce qui n’est pas illogique si l’on considère que les congés payés visent à se reposer d’un effort fourni. L’article L. 3141-5 du même code, pour sa part, apporte néanmoins une nuance à ce principe, en assimilant à du travail effectif la période de suspension du contrat de travail pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle (AT/MP), mais dans la limite d’une durée ininterrompue d’un an. Ainsi, en vertu de la loi française, les salariés n’acquièrent pas de droits à congés pendant leur arrêt de travail pour maladie non professionnelle, et pas après un an en cas d’AT/MP.

Cette législation n’est cependant pas conforme au droit européen.

La CJUE a en effet jugé que la directive du 4 novembre 2003, qui prévoit le droit à un congé annuel payé d’au moins 4 semaines (1), n’opère aucune distinction entre les travailleurs qui ont été absents pour maladie au cours de la période de référence et ceux qui ont effectivement travaillé, les premiers étant « assimilés » aux seconds (2). La Charte des droits fondamentaux du 7 décembre 2000 consacre quant à elle le droit de « tout travailleur », là encore sans distinction, à une période annuelle de congés payés (3). Ainsi, selon le juge européen, le droit au congé annuel payé, consacré par la Charte de 2000 et concrétisé par la directive de 2003, est un « principe du droit social de l’Union », « impératif et inconditionnel » (4).

Depuis dix ans, la Cour de cassation a régulièrement alerté sur la non-conformité de la loi française au droit européen (5).

Face à l’inertie des pouvoirs publics, et en s’appuyant sur l’effet direct qui a été reconnu à la directive de 2003 et à la Charte de 2000 dans les litiges entre employeurs et travailleurs (6), la Haute juridiction a décidé de passer en force et de faire évoluer sa jurisprudence, également sur le fondement de la prohibition des discriminations en raison de l’état de santé.

Elle a donc jugé, dans plusieurs arrêts en date du 13 septembre 2023, que les salariés acquièrent des droits à congés payés au titre des périodes de suspension de leur contrat de travail pour cause, tant de maladie non professionnelle (7), que d’AT/MP – en écartant dans ce dernier cas le plafond légal d’un an (8). A notre connaissance, c’est la première fois que la Chambre sociale met en œuvre un tel mécanisme d’éviction d’une disposition légale (9).

Il convient de souligner que la question de l’acquisition de droits à congés pendant la maladie est distincte de celle de l’exercice de ces droits après la maladie. La jurisprudence admet de longue date qu’un salarié malade peut reporter après la reprise de son travail l’exercice des droits à congés qu’il avait acquis avant son arrêt de travail (10). Les problématiques liées à un tel report sont toutefois accrues, en particulier en cas de longue maladie, désormais que le salarié continue d’acquérir des droits à congés pendant sa maladie.

La jurisprudence européenne ne consacre toutefois pas un droit d’accumuler de manière illimitée des droits à congés payés, qui ne répondrait alors pas à l’une des finalités poursuivies (le droit au repos, et pas seulement à la détente et aux loisirs) et exposerait l’employeur à des difficultés insurmontables en termes d’organisation du travail (11) – sans même parler des coûts associés. Il est donc possible de limiter la durée du report des congés. Il n’appartient pas au juge européen, mais aux États membres, de définir les conditions d’exercice et de mise en œuvre du droit au congé, et notamment la durée du report des congés (12), par la loi ou la convention collective. Un tel report doit avoir une durée « substantiellement supérieure » à celle de la période de référence, qui est d’un an en France (13) ; une durée de 15 mois a par exemple été validée (14).

Dans son arrêt du 9 novembre 2023, la CJUE a admis qu’en l’absence – comme en France – de disposition nationale prévoyant une limite temporelle expresse au report des droits à congé annuel payé acquis et non exercés en raison d’une longue maladie, une législation nationale et/ou une pratique nationale peut permettre de faire droit à une demande de congé introduite par un salarié moins de 15 mois après la fin de la période de référence et limitée à deux périodes de référence consécutives (15).

 

En l’absence de durée fixée pour le report des congés, l’employeur pourrait en tout état de cause se prévaloir de la prescription, qui est de 3 ans en France, à compter de l’expiration de la période au cours de laquelle les congés auraient pu être pris, ou de la rupture du contrat de travail (16). Du reste, la Cour d’appel de Paris a d’ores et déjà fait application de la nouvelle position de la Haute juridiction, en accordant 3 années d’indemnité compensatrice de congés payés à une salariée qui avait été placée en longue maladie (17).

Toutefois, selon la jurisprudence européenne, une telle limitation temporelle du report des congés ne s’applique que si l’employeur justifie avoir accompli les diligences qui lui incombent afin d’assurer au salarié la possibilité d’exercer effectivement son droit à congé (18). C’est également ce que vient de juger la Cour de cassation, dans un autre de ses arrêts du 13 septembre 2023 (19). En pratique, la prescription ne commencera pas à courir si l’employeur ne démontre pas avoir satisfait à ses obligations d’information des salariés sur la période de prise de congés et sur l’ordre des départs.

Interrogé lors d’une conférence organisée à l’Université Paris 1 sur la portée des arrêts du 13 septembre 2023, le conseiller doyen de la Cour de cassation a considéré que, si la prescription n’a pas commencé à courir, les salariés pourraient revendiquer des congés au titre de leurs arrêts maladie depuis le 1er décembre 2009, date d’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne ayant donné une force contraignante à la Charte des droits fondamentaux sur laquelle la Haute juridiction a fondé ses décisions (20), soit un possible rappel sur… 14 ans !

 

La portée de ces arrêts est considérable :

  1. Quand ? Selon une position constante (21), ces nouvelles jurisprudences s’appliquent immédiatement aux contrats et aux litiges en cours, sans que les employeurs ne puissent exciper d’une insécurité juridique ;
  1. Quoi ? Bien que la directive du 4 novembre 2003 ne prévoie qu’un droit à un congé annuel payé de 4 semaines (minimum), la position de la Cour de cassation s’applique pareillement à la 5ème semaine de congé prévue par la législation française (22). Il est probable que la même solution doive être retenue pour les congés conventionnels ayant le même objet que le congé légal, tels que les congés pour ancienneté parfois accordés par les conventions collectives (23) ;
  1. Combien ? Les entreprises sont tenues d’accorder des congés payés (ou une indemnité correspondante en cas de rupture du contrat de travail) au titre de toutes les périodes de suspension du contrat de travail pour cause de maladie, professionnelle ou non, sur les 3 voire les 14 dernières années, et pour l’avenir, sans contrepartie de travail.

 

Le 26 septembre 2023, le Ministre du travail a annoncé que ses services allaient étudier les conséquences financières de ces décisions pour les entreprises.

Outre la réécriture des articles L. 3141-3 et L. 3141-5 du Code du travail, désormais obsolètes, il serait envisageable que la loi limite dans le temps le risque de rappel de droits à congés, ainsi que la durée du report de l’exercice de ces mêmes droits (par exemple, 15 mois par référence à la jurisprudence européenne).

Dans l’incertitude d’une intervention législative, l’intérêt des entreprises serait de limiter par accord collectif la durée du report de l’exercice des droits à congés payés en cas de maladie, ainsi que d’informer les salariés par écrit sur la période de prise de congés et sur l’ordre des départs afin de faire courir le délai de prescription.

Enfin, il convient d’indiquer que, par un dernier arrêt en date du 13 septembre 2023 (24), la Cour de cassation a procédé à un autre revirement de jurisprudence, en jugeant, là encore en conformité avec le droit européen, qu’en cas d’impossibilité pour un salarié de prendre ses congés au cours de l’année de référence en raison de l’exercice d’un congé parental, les congés payés acquis à la date du début du congé parental doivent désormais être reportés après la date de reprise du travail.

 

  1. Article 7 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail
  2. CJUE 20 janvier 2009, C-350/06; CJUE 24 janvier 2012, C-282/10 ; CJUE 4 octobre 2018, C-12/17 ; CJUE 25 juin 2020, C-762-18
  3. Article 31§2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000
  4. CJUE 9 novembre 2023, C-271/22
  5. Rapport de 2013 (p. 65 s.), rapport de 2014 (p. 43 s.), rapport de 2015 (p. 33 s.) et rapport de 2018 (p. 98 s.) de la Cour de cassation
  6. Respectivement CJUE 24 janvier 2012 précité et CJUE 6 novembre 2018, C-569/16 (voir aussi CJUE 9 novembre 2023 précité)
  7. Soc. 13 septembre 2023, n°22-17.340, n°22-17.341, n°22-17.342
  8. Soc. 13 septembre 2023, n°22-17.638
  9. Comme le juge européen l’y invite (CJUE 9 novembre 2023 précité)
  10. Soc. 24 février 2009, n°07-44.488
  11. CJUE 22 novembre 2011, C-214/10; CJUE 3 mai 2012, C-337/10 ; CJUE 22 septembre 2022, C-518/20 ; CJUE 9 novembre 2023 précité
  12. CJUE 9 novembre 2023 précité
  13. Soc. 21 septembre 2017, n°16-24.022; CJUE 9 novembre 2023 précité
  14. CJUE 22 novembre 2011 précité
  15. CJUE 9 novembre 2023 précité
  16. Article 3245-1 du Code du travail
  17. CA Paris 27 septembre 2023, RG n°21/01244 (voir aussi CA Paris 12 octobre 2023, RG n°20/03063)
  18. CJUE 22 novembre 2011 précité ; CJUE 22 septembre 2022 précité
  19. Soc. 13 septembre 2023, n°22-10.529, n°22-11.106
  20. Déclaration de Jean-Guy Huglo, 12 octobre 2023
  21. Soc. 18 mai 2011, n°09-72.959
  22. Ainsi qu’au congé légal supplémentaire pour les jeunes parents (article 3141-8 du Code du travail)
  23. En revanche, l’activité partielle, le congé sans solde, le congé parental, les jours de repos liés à la durée du travail, ou encore les jours supplémentaires pour fractionnement, ne devraient pas être concernés
  24. Soc. 13 septembre 2023, n°22-14.043
NICOLAS RVB

Nicolas Lepetit

Associé

Avant de rejoindre Ginestié Magellan Paley-Vincent, Nicolas Lepetit a exercé au cabinet Legrand Bursztein Beziz et avocats (LBBa), puis au cabinet Bersay & Associés pendant plus de 10 ans et en dernier lieu en qualité de Of Counsel.

JULIE

Julie Ebran

Counsel

Elle conseille quotidiennement une clientèle française et internationale, sur tous les aspects du droit du travail (relations individuelles comme collectives). Elle exerce également une activité contentieuse au sein de l'équipe de droit social et participe aux opérations de restructurations en collaboration avec l'équipe Corporate.