Par Marine Vanhoucke, Associée
En décembre 2019 entraient en vigueur l’ordonnance n°2019-1169 et son décret d’application n°2019-1316, transposant la directive 2015/2436 dite « Paquet Marques ». Cette réforme modifiait de façon substantielle le droit français des marques en permettant notamment de déposer de nouvelles catégories de marques, en modifiant les procédures et en étendant les compétences de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI).
Quelques années plus tard, l’étude de la jurisprudence met en lumière une conséquence de cette transposition pressentie par les spécialistes mais insuffisamment anticipée par les titulaires de marques : l’utilisation stratégique de la déchéance de marque pour défaut d’usage sérieux.
Demande en déchéance pour défaut d’usage sérieux malgré l’absence d’intérêt à agir
Le dépôt d’une marque auprès de l’INPI confère à son titulaire un monopole d’exploitation de ce signe pour désigner les produits et services pour lesquels la marque est enregistrée. Cela n’a de sens que dans la mesure où cette marque est effectivement exploitée. A défaut, rien ne justifie que les tiers soient privés de la possibilité de l’utiliser. C’est pourquoi le code de la propriété intellectuelle prévoit en son article L 714-5 que :
« Encourt la déchéance de ses droits le titulaire de la marque qui, sans justes motifs, n'en a pas fait un usage sérieux, pour les produits ou services pour lesquels la marque est enregistrée, pendant une période ininterrompue de cinq ans. »
Il était déjà prévu par le droit français que le titulaire de la marque disposait de cinq années après son enregistrement pour en faire un usage sérieux. Cependant, la réforme apporte une nouveauté de grande importance en prévoyant désormais que toute personne, sans avoir à justifier d’un intérêt à agir, peut faire cette demande en déchéance pour défaut d’usage sérieux devant l’INPI.
L’absence de nécessité d’un intérêt à agir est stratégique puisqu’une entreprise peut tout à fait surveiller l’usage qu’un de ses concurrents fait de sa marque et en demander l’annulation après une absence d’utilisation pendant 5 ans. Le fait que le concurrent soit le demandeur n’est pas constitutif, en soi, d’une attitude relevant de la mauvaise foi. En effet, celle-ci consiste en l’intention d’empêcher illégitimement un tiers d’utiliser un signe nécessaire à son activité. Comme le rappelle régulièrement l’INPI, la mauvaise foi est caractérisée par la preuve de l’intention déloyale et ne peut découler du seul fait que le concurrent soit le demandeur.
Nombreuses sont donc désormais les demandes en déchéance pour défaut d’usage sérieux devant l’INPI. La grande majorité des décisions rendues dans ce cadre prononcent effectivement la déchéance au moins partielle de la marque.
En effet l’INPI apprécie l’usage de la marque de façon assez stricte puisque la démonstration de l’utilisation la marque pour des produits ou services similaires ne suffit pas à justifier de l’utilisation des produits ou services enregistrés. Le titulaire de la marque devra donc être en mesure de prouver l’usage :
- pour garantir au consommateur l’identité d’origine des produits et services (il s’agit d’un usage « à titre de marque », a contrario l’utilisation du signe dans un simple document interne ne suffit pas),
- du signe tel qu’enregistré ou dans une version n’en altérant pas le caractère distinctif (attention aux marques figuratives utilisées avec de nouveaux logos…),
- à date précise (en joignant par exemple à une publicité les factures correspondantes),
- pour les produits ou services désignés dans l’enregistrement (et non pour des produits similaires)
- par lui-même ou par un tiers autorisé (contrat avec un licencié attaché à la preuve d’usage par ce dernier…).
La constitution d’un dossier de preuve d’usage est donc un travail fastidieux, chronophage, monopolisant une partie des ressources humaines du titulaire de la marque.
Anticiper le risque accru de déchéance pour défaut d’usage sérieux
Du fait de cette tendance, de nouveaux réflexes doivent être acquis par les praticiens des marques mais également par les titulaires eux-mêmes.
Analyser le portefeuille de marque et envisager la renonciation partielle
Il est fortement recommandé aux titulaires de marques de surveiller leur portefeuille de droits et de vérifier qu’ils peuvent pleinement justifier de l’usage des marques enregistrées depuis plus de cinq ans. Dans ce cadre, il est important de conserver un dossier de preuves d’usage complet répondant aux critères listés ci-dessus. Pour rappel, il convient de vérifier que l’usage peut être prouvé pour chaque produit et service enregistré.
A défaut, une réflexion stratégique s’impose en fonction des besoins du titulaire de la marque. Celui-ci peut par exemple préférer renoncer partiellement à sa marque pour les produits et services qu’il n’utilise finalement pas afin d’éviter la publicité et le coût qu’engendrerait une demande en déchéance contre lui.
Constituer un dossier de preuve d’usage avant toute opposition ou contentieux
Dans le cadre de la procédure d’opposition à l’enregistrement d’une marque, l’INPI a désormais un rôle renforcé concernant l'examen des preuves d'usage de la marque antérieure sur laquelle est fondée l’opposition. Celle-ci ne sera réputée enregistrée que pour les produits et services pour lesquels un usage sérieux peut être prouvé par l'opposant. S’il lui suffisait précédemment de démontrer l'usage de la marque pour un des produits ou services sur lesquels l'opposition était fondée, il doit maintenant prouver l'usage pour chacun des produits et services servant de base à l'opposition. A défaut, il sera considéré comme irrecevable et s’exposera à la déchéance de sa marque. Le titulaire de marque souhaitant faire opposition doit donc s’assurer qu’il sera capable d’apporter l’intégralité des preuves d’usage qui lui seront demandées.
Le défaut d’usage sérieux affaiblit aussi le titulaire de marque souhaitant agir en contrefaçon devant les tribunaux judiciaires. En effet, le défendeur à l’action en contrefaçon demandera très probablement au titulaire de la marque qui l’a assigné de fournir des preuves d’usage sérieux de celle-ci (sauf si ladite marque a été enregistrée il y a moins de 5 ans). A défaut, la demande en contrefaçon sera considérée comme irrecevable.
Le titulaire de marque doit donc être conscient du fait que, dans le cadre de toute procédure, il lui sera probablement demandé en retour de prouver son usage. Avant même d’envisager d’envoyer une mise en demeure pour faire cesser des actes de contrefaçon, il doit donc vérifier qu’il dispose d’un dossier solide de preuves d’usage. A défaut, il s’expose directement à la déchéance pour défaut d’usage sérieux.
Veiller à mettre ses coordonnées à jour
Il arrive souvent que les coordonnées du titulaire de la marque ne soient pas à jour auprès de l’INPI. Cela peut s’avérer très problématique puisque l’INPI informe le titulaire de la demande en déchéance contre sa marque par courrier simple envoyé à l’adresse dont il dispose. Si les coordonnées ne sont pas à jour, le titulaire ne reçoit jamais cette lettre simple, pourtant la procédure devant l’INPI suit son cours. Le titulaire de la marque ne sera donc pas en mesure de se défendre. Il arrive malheureusement régulièrement que l’INPI finisse par prononcer la déchéance d’une marque sans même que le titulaire de celle-ci n’ait été informé de cette procédure et donc ne se soit défendu. Il est donc particulièrement important de vérifier que les coordonnées dont dispose l’INPI soient bien à jour.
Soigner son dépôt
Si la tendance était auparavant au dépôt de marque couvrant une liste de produits et services la plus large possible, il en va différemment aujourd’hui. Pour tous les nouveaux dépôts de marques, il conviendra désormais de ne désigner que les produits et services qui seront réellement utilisés. S’il est toujours tentant d’utiliser des libellés généraux afin d’inclure le plus de produits et services possible, il faudra veiller à ce que la désignation soit suffisamment claire et précise afin de permettre à toute personne de déterminer sur cette base l’étendue de la protection conférée.
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Plus que jamais, le monopole accordé au titulaire de la marque est « challengé ». Ce dernier doit, à chaque stade de la vie de sa marque, se questionner sur l’usage qu’il en fait, en a fait ou envisage d’en faire. La marque a très certainement pris de l’ampleur et fait désormais partie intégrante du pilotage stratégique de l’entreprise.
Marine Vanhoucke
Associée
Marine Vanhoucke conseille les entreprises en matière de Propriété Intellectuelle et les accompagne sur leurs sujets de Conformité.
Responsable du bureau de Hong Kong, elle assiste les sociétés françaises dans leur implantation et croissance en Asie et a construit une expertise des questions juridiques de droit international, mêlant notamment des intérêts français et asiatiques.